mardi 16 juin 2020 - 12:00 - Raphaël Raymond
Didier Deschamps, le sélectionneur de l’Équipe de France, et Joachim Löw, son homologue allemand, évoquent le report de l’Euro et l’état de forme de leur équipe et de leur football. Un entretien exclusif et passionnant.
C’est un choc qui attendait l’Équipe de France, ce soir à Munich. Pour leur premier match de l’UEFA Euro 2020, les Bleus, champions du monde 2018, auraient dû défier les Allemands, champions du monde 2014, sur leurs terres. Mais l’épidémie du Covid-19 a obligé l’instance européenne à décaler ce tournoi tant attendu d’une année (du 11 juin au 11 juillet 2021). Une décision que Didier Deschamps trouve juste, comme Joachim Löw. Rivaux quand leurs équipes s’affrontent, le sélectionneur français et son homologue allemand (60 ans, en poste depuis le 12 juillet 2006, soit 181 matches) sont souvent sur la même longueur d’onde et se vouent un très grand respect mutuel et une profonde et réciproque admiration. Ces sentiments ressortent clairement dans l’interview croisée qu’ils nous ont accordée.
Monsieur Deschamps, Monsieur Löw, vos équipes auraient normalement dû s’affronter ce soir dans le cadre de l’Euro 2020 à Munich, mais la crise du coronavirus a tout changé. Comment vivez-vous cette période trouble ?
Joachim Löw: Au début de l’année, personne n’aurait cru vivre ce qu’il se passe désormais depuis des semaines et des mois. Pas seulement en France et en Allemagne, mais dans le monde entier. J’espère du fond du cœur que les Français vont bien ; les liens entre les Allemands et la France sont particuliers, et pas seulement en ce qui concerne le football. Ce sont des liens forts, malgré la rivalité sportive qui existe. Le monde retient encore son souffle face à la pandémie du coronavirus. Malgré l’importance qu’a le football pour un grand nombre d’entre nous, l’Euro ne pouvait tout simplement pas avoir lieu cet été. La santé passe avant tout.
Didier Deschamps : Nous traversons une période très difficile. Le football est très important pour beaucoup de monde, à divers degrés et pour différentes raisons. Mais dans une situation comme celle face à laquelle nous nous sommes retrouvés, il était tout à fait normal que la priorité soit sanitaire. La décision de reporter l’Euro d’une année est donc logique. Cette compétition mérite d’être disputée dans des conditions normales. Avec des supporters de chaque équipe dans le stade, un engouement populaire qui peut se manifester partout.
Didier Deschamps : "Je suis admiratif du parcours de Joachim"
Vous devrez donc attendre, l’un comme l’autre, avant de vous affronter une huitième fois en tant que sélectionneur de la France et de l’Allemagne…
Joachim Löw: C’est triste de ne pas pouvoir ressentir les sensations inhérentes à un match de championnat d’Europe contre la France, championne du monde en titre. Le stade n’aurait plus un siège de libre, et le continent tout entier nous regarderait. J’aime ce genre de rencontres, surtout contre un adversaire de classe mondiale, avec un entraîneur de classe mondiale à sa tête. J’aurais beaucoup aimé pouvoir saluer chaleureusement Didier, que j’apprécie énormément, tant sportivement qu’humainement. Au-delà de la rivalité sportive, on ne peut que se réjouir d’affronter l’une des meilleures équipes du monde.
Didier Deschamps : Nous nous étions tous préparés pour cette échéance mais nous allons devoir patienter un an pour nous retrouver. Il serait indécent de s’en plaindre au regard de ce que le virus a fait endurer ou continue de faire endurer à beaucoup de gens un peu partout dans le monde. Ce contretemps n’altère en rien toute mon estime pour Joachim. Il a été critiqué après la Coupe du monde 2018, comme cela arrive souvent à un entraîneur, après un échec. Vous croyez que Joachim, qui était le meilleur en 2014, ait pu devenir le plus mauvais quatre ans plus tard ? Personnellement, je ne le pense pas. Son parcours plaide largement en sa faveur. Avec Joachim, la compétence est là, ça ne fait aucun doute. Je suis admiratif de son parcours, qui l’a conduit, en 2014, au titre mondial. Sur le plan humain, c’est quelqu’un d’accessible, de sympathique, qui a toujours fait preuve d’humilité. Le match amical du 13 novembre 2015 a renforcé nos liens. Durant les heures qui ont suivi les attentats à proximité du Stade de France et dans Paris, nous avions tenu, avec le président Le Graët, à rester avec la délégation allemande dans les vestiaires, jusqu’à ce qu’elle rentre. On a vécu cet évènement dramatique ensemble. Je ne l’oublie pas et je sais que Joachim ne l’oublie pas non plus. Ces heures et ces minutes ont été très longues. Nous n’étions plus adversaires. Nous étions ensemble, à partager notre inquiétude. Avec l’Allemagne, nous entretenons un rapport de rivalité sportive mais aussi un rapport de fraternité.
Didier Deschamps côté à côte lors du match amical entre l'Allemagne et la France du 17 novembre 2017 (2-2), à Cologne, quelques mois avant la Coupe du monde en Russie. (Photo John Macdougall/AFP).
Comment envisagez-vous les prochains mois ?
Joachim Löw : L’important est que nous sortions tous ensemble de cette crise. Selon moi, le football a montré qu’il était conscient de sa responsabilité et de son rôle dans la société. Je suis sûr d’une chose : un jour, nous allons d’autant plus savourer de pouvoir à nouveau nous retrouver au stade, pour vivre des grands moments tels que des matches de Coupe d’Europe. Je suis très impatient de me retrouver à nouveau sur un terrain avec l’équipe, qui abordera le tournoi en 2021 avec beaucoup d’enthousiasme et d’envie de gagner. Nous avons une équipe jeune, avec laquelle nous misons sur un renouveau. Nous voulons mûrir, et j’espère que nous continuerons à progresser. Une chose est certaine : en 2021, la France fera toujours partie des meilleures équipes de la planète.
Didier Deschamps : On ne connaît toujours pas la quatrième équipe qui nous rejoindra dans notre groupe, mais avec l’Allemagne et le Portugal, nous sommes déjà bien servis. Ensuite, un premier match est toujours important dans une compétition ; pas décisif mais important. Quand ce premier match vous oppose à l’Allemagne, ce n’est pas forcément évident. Alors, l’Allemagne en Allemagne… On parle d’une très grande équipe, qui a évolué depuis 2018 avec l’émergence d’une nouvelle génération.
Joachim Löw : "Didier était un joueur exceptionnel, un meneur qui voulait toujours tout gagner. C'est visible dans son équipe".
Ce match aurait été un duel entre les champions du monde de 2018 et ceux de 2014. Aviez-vous déjà commencé à observer l’adversaire ?
Joachim Löw : Nous avons commencé à analyser l’Équipe de France dès le tirage au sort, le 30 novembre 2019. Mais avec la France, rien ne sert d’aller dans les détails. La France reste la France. C’est le plus haut niveau mondial. Elle dispose toujours d’une très bonne équipe et fait toujours partie des meilleures nations d’Europe et du monde. À eux seuls, les noms des joueurs en disent déjà long. De Fontaine, Platini, Giresse, Tigana, Vieira, Henry, Lizarazu, à Pogba, Kanté, Griezmann, Coman ou Mbappé. Et Deschamps, bien évidemment (rire). Didier était un joueur exceptionnel. Un meneur, qui voulait toujours gagner. Il dégageait une incomparable mentalité de gagneur. C’est visible dans son équipe. Tous ces grands noms jouent avec passion, légèreté, puissance, vitesse, dynamisme, et précision. J’adore les voir jouer. Via l’UEFA Nations League, nous nous sommes affrontés à plusieurs reprises ces derniers temps. Face à nous à l’Euro, la France n’aurait pas eu à se cacher, bien au contraire.
Didier Deschamps : L’Allemagne a évolué. Joachim a fait des choix forts et courageux en décidant de renouveler une équipe qui avait beaucoup gagné. Il a senti qu'elle avait besoin de sang frais. Ce n’est jamais évident de se passer de joueurs encore en activité, qui peuvent rester performant dans leur club. Il a dû faire des choix humains difficiles. Sur ce que j’observe, l’Allemagne a perdu un peu en expérience mais ce n’est pas pour autant qu’elle a perdu en qualité. L’Allemagne reste l’Allemagne, avec des grands joueurs qui évoluent dans des grands clubs. La puissance reste un de ses gros points forts mais son jeu propose peut-être plus de variété, de créativité.
Les deux sélectionneurs se sont croisés à sept reprises depuis 2013. Didier Deschamps mène 3 victoires à 2 (et 2 nuls). (Photo Patrick Stollarz/AFP).
Ces dernières semaines, vous n’avez pas pu travailler sur le terrain. En revanche, vous avez pu travailler sur le papier. Comment cela s’est-il passé pour vous ?
Joachim Löw : Nous avons la chance de pouvoir à nouveau observer nos joueurs évoluant en Bundesliga. Je suis satisfait de les voir en si bonne forme. Ils montrent énormément d’envie et sont ravis de pouvoir rejouer. Au sein du staff, nous échangeons beaucoup sur les performances de nos joueurs. Mais aussi sur notre philosophie, notre projet de jeu, qui est à la base de tout. J’ai déjà souvent évoqué que nos victoires ne devaient pas s’obtenir uniquement par le combat et l’intensité, qui caractérisaient le jeu des Allemands par le passé. Didier peut en témoigner. Nous avons l’ambition de compléter ce style de jeu "à l’allemande" avec de l’élégance et du beau football. Nous voulons marquer des buts, garder la balle, jouer avec audace, et gagner. Nous y travaillons en permanence. Mais avant toute chose, nous espérons bien sûr pouvoir disputer à nouveau des rencontres internationales à l’automne prochain.
Didier Deschamps : Il n’y a pas eu de matches pendant plusieurs semaines. Or, le plus gros de notre travail consiste à superviser les joueurs dans tous les clubs et les championnats. Nous restons en contact avec le staff pour échanger et nous projeter sur nos adversaires de l’UEFA Nations League puisque l’Euro 2020 ne viendra qu’après. Nous nous inscrivons dans la continuité sans fermer de portes. La question est toujours la même quand on a réussi à gagner d’une certaine façon. Peut-on continuer à gagner en jouant de la même façon avec les mêmes joueurs ? Oui, mais ce n’est pas une certitude. Un sélectionneur est toujours en réflexion sur ce qu’il peut changer, faire évoluer pour rester performant. Il n’y a pas une façon de gagner. Il ne faut pas vouloir changer pour changer. Mais il faut toujours être en réflexion. Je suis en perpétuelle réflexion pour être prêt à activer une option différente, si le besoin s’en fait sentir.
Didier Deschamps : "Si l’Allemagne regarde ce que l’on fait, c’est que l’on a fait du bon travail".
L’Allemagne observe de près et apprécie particulièrement la progression du football français, ce qui n’est pas un secret. La FFF possède son propre centre technique à Clairefontaine, tandis que la DFB est en train de construire le sien, qui devrait voir le jour à la fin de l’année 2021. En quoi de telles installations sont-elles bénéfiques pour la progression sportive ?
Joachim Löw : Elles offrent des conditions optimales. En 2018, la France a très certainement profité de la formation et des possibilités offertes par Clairefontaine. Nous pouvons être très satisfaits de voir le football allemand avancer dans la même direction. Avec notre académie, nous aurons notre propre lieu de vie sportive, et la communication interne n’en sera que renforcée. Pour l’Allemagne, il est important que l’élite et la base du football en profitent autant l’un que l’autre, et que le football se développe dans son ensemble. L’académie DFB sera pour nous un pôle de compétences, dédié à la progression de nos équipes. Nous essayons d’ores et déjà d’en appliquer certains principes. Nous sentons que nous sommes dans une phase de transformation.
Didier Deschamps : Clairefontaine est la maison du football français, pas seulement celle de l’Équipe de France A. Notre centre médical permet aux blessés de disposer des meilleurs soins. Nous y formons nos cadres techniques, nos arbitres, nos jeunes joueurs à l’Institut national du football (INF), dédié à la préformation. Or, la formation est essentielle. C’est un secteur performant en France. Ce n’est pas Joachim qui me contredira, les clubs allemands venant de plus en plus puiser dans le vivier français. La survie des clubs français passe par la formation. L’Allemagne n’a pas ce souci, ce qui n’empêche pas les Allemands de réfléchir à la formation. Si l’Allemagne regarde ce que l’on fait, c’est que l’on a fait du bon travail. De façon générale, il y a toujours des bonnes idées à prendre ailleurs. Il faut toujours regarder ce qui s’y fait pour s’inspirer, plutôt que copier, parce que tout n’est pas forcément transposable.
L'Allemagne a été le premier adversaire de la France après son titre mondial 2018, dans le cadre de la Nations League 2018-2019. Les deux équipes s'étaient séparées sur un match nul (0-0) à Munich. L'occasion pour Joachim Löw de féliciter Didier Deschamps. (Photo Franck Fife/AFP).